Paul Ricoeur, le 11 juin 2003 à la Fondation Singer-Polignac à Paris.

Paul Ricoeur, le 11 juin 2003 à la Fondation Singer-Polignac à Paris. | MARTIN BUREAU / AFP

Dans une lettre du 15 juillet 1999 à l’attention du philosophe Paul Ricœur, dont il est l’assistant éditorial depuis le mois de mai, Emmanuel Macron, alors âgé de 24 ans, adresse quelques remarques destinées à la rédaction de « La mémoire, l’histoire, l’oubli », qui sortira en 2000 aux éditions du Seuil. Ce document inédit, conservé dans les archives du Fonds Ricœur-Bibliothèque de l’Institut protestant de théologie de Paris, permet de mesurer la nature de la collaboration entre les deux hommes ainsi que l’enthousiasme et la gratitude du jeune étudiant envers le philosophe.

Paris le 15 juillet [1999].

Cher Paul Ricœur

Je vous prie de bien vouloir excuser le retard avec lequel je vous écris mais je voulais d’une part prendre le temps de lire avec précision le chapitre 3 et d’autre part vous envoyer comme promis ce que P. Buser écrit sur la mémoire. Je n’ai pu malheureusement me procurer le livre afin de le joindre à ce courrier mais j’ai photocopié le chapitre qui vous intéresse. [P. Buser est professeur émérite de neurosciences à Paris-VI et neurobiologiste.]

J’y ai joint le livre de Starobinski dont je vous avais parlé (dans lequel se trouve une étude du Cygne).

Enfin je vous envoie les notes de correction de la fin du chapitre 1 (à partir de la page 59) puis du chapitre 2 et 3. Je suis désolé de ne vous fournir qu’un manuscrit – au sens strict du terme – et non un « support papier » ; une panne d’ordinateur survenue les jours où je me trouvais à Paris m’a empêché de taper ces notes. J’espère néanmoins que mon écriture sera lisible. Si vous avez le moindre problème vous pouvez me joindre sur mon portable.

Dès le 2 août au soir je serai de retour à Paris. Ainsi, si vous voulez que nous nous voyions en août vous pourrez me le faire savoir. D’autre part, dès que je serai rentré à Paris je vous appellerai à Préfailles afin de vous donner mon numéro de fax.

Ces problèmes « techniques » réglés, je peux désormais vous entretenir de façon plus libre. J’ai en effet réfléchi à ce que vous m’avez dit lors de notre rencontre le lundi 5 juillet et de la « faiblesse » de votre étude qui résiderait dans la difficile articulation entre position et image.

Toute votre argumentation dès le début repose sur le projet de dissocier mémoire et imagination. Deux distinctions fondamentales apparaissent :

– une différence référentielle : la mémoire a pour objet « ce qui a été » quand l’imagination ne se réfère qu’à une fiction.

– une différence dans le rapport au temps : la mémoire est du passé, elle s’inscrit dans la ligne du temps réel, vécu.

Or il me semble qu’au cœur de ce distinguo se dessine la pièce centrale de votre réflexion dont position et image sont les deux faces. La mémoire est du passé, mais elle est une image, une écriture de ce qui a été (eikon ou graphie) inscrite dans le temps.

La mémoire a donc pour objet une représentation « en situation » : cette représentation est position et image. En effet, lorsque je vois cet oiseau sur le bord du lac et que je tente de me souvenir de son nom, c’est d’abord que je le reconnais. J’apprécie la conformité de cette image à une représentation mentale d’un « déjà vu ». Et derrière cette représentation se trouve une écriture (ici le nom qui correspond à cette image) que je cherche. Ainsi par le rappel je traque les situations dans lesquelles j’ai vu cet oiseau, où l’on m’en a parlé… Le souvenir est donc toujours une représentation (eikon) et derrière celle-ci une image écrite (graphé) inscrite dans le temps vécu, sertie dans une ou des situations de la ligne du temps réel.

L’écho de votre pensée

Je ne sais si ces quelques lignes – non travaillées, juste esquissées – vous seront d’une quelconque utilité. Sans doute suis-je là loin de vos lectures de Husserl qui recèlent probablement les amorces de certaines réponses. Ne voyez cependant dans ces réflexions aucune présomption : je suis comme l’enfant fasciné à la sortie d’un concert ou d’une grande symphonie, qui martyrise son piano pour en sortir quelques notes ; à force de vous lire, de vous suivre dans l’analyse j’ai l’envie, l’enthousiasme de m’y risquer. Ces réflexions ne sont qu’une partie de toutes celles que votre travail suscite en moi ; aussi travaillé-je dans l’écho de votre pensée. Ce risque que je prends et la discussion que vous acceptez de lier avec moi – depuis notre première rencontre – sont le signe de l’ouverture et de la richesse de votre réflexion. Et je mesure pleinement celle-ci à l’aune des questions qu’elles font naître en moi. Chez vous, rien d’achevé, d’imposé. « Etre du bond » dirait Char. Je lis votre travail – que je sais et sens mûri, réfléchi – comme si arrivait entre mes mains un charbon chaud qu’il me faut porter à mon tour.

Je ne saurais assez vous remercier pour la confiance que vous m’avez témoignée en acceptant que je sois votre premier lecteur. Et je ne saurais assez vous dire la joie, le plaisir et l’enthousiasme que me procurent nos rencontres.

En espérant vous voir bientôt je vous prie de croire en mes sentiments les plus cordiaux.

Amicalement,

Emmanuel