ORAN, Algérie — Depuis quelques années, on voit aux croisements des rues des grandes villes du nord de l’Algérie des familles de migrants originaires du sud du Sahara. Ils viennent mendier, vêtus d’accoutrements grotesques : voiles démesurés pour les femmes, même les fillettes ; djellabas en tissu pour les hommes ; chapelets affichés de manière ostentatoire. Ils ont le « Allah » trop facile et se trompent en récitant des versets du Coran.
De nombreux migrants noirs, même ceux qui ne sont pas musulmans, ont recours aux symboles de l’Islam pour faire appel à la charité des algériens. Pourquoi? Parce que la misère permet de décoder la culture mieux que la réflexion, et les migrants, sans toit ni pain, ont vite compris qu’ici, souvent, il n’existe pas d’empathie entre hommes, seulement entre coreligionnaires.
Autre exemple : En octobre à Oran, une migrante camerounaise a été victime d’un viol collectif sous la menace d’un chien. La femme est allée porter plainte auprès des autorités, mais elle a été rejetée sous deux prétextes majeurs : Elle n’avait pas de papiers, et elle n’était pas musulmane.
L’affaire Marie-Simone est devenue une cause célèbre et la victime, soutenue par des algériens, a fini par obtenir justice. Mais c’est une exception.
Les choses n’ont pas toujours été comme cela. La vision du noir en Algérie, marquée par une discrète distance pendant des années, s’est transformée en rejet violent ces derniers temps. Il n’existe pas de statistiques officielles fiables, mais beaucoup de migrants ici viennent du Mali, du Niger et de la Libye. Et il est clair que le nombre de subsahariens ici a augmenté depuis quelques années, en partie du fait de l’instabilité dans les pays voisins, surtout en Libye, ancienne grande plaque tournante de l’immigration depuis l’Afrique vers l’Europe.
Et si en Europe un migrant peut tenter de jouer sur l’humanitaire et la culpabilisation, en Algérie, depuis quelques années, l’Autre n’est visible qu’à travers le prisme des confessions. En occident, le racisme voit la peau ; en terres d’Arabie, il voit la religion.
Cependant ces deux racismes sont liés: L’occidental nie l’arabe (ou l’incrimine), et à son tour l’arabe nie le noir (ou l’incrimine). Lien de causalité ? La négation en effet de dominos ? Peut-être. En attendant, la ressemblance, un mimétisme, est troublante.
Mais peu importe ici de telles complexités : On les ignore facilement. Il y a, bien sûr, des Algériens musulmans qui ne sont ni sectaires ni racistes, mais ils pèsent peu parmi l’élite ou dans le discours public. Les intégristes dominent les points de vue religieux plus modérés.
En partie de ce fait, en Algérie, comme dans d’autres pays arabes, les discours médiatiques et intellectuels sont cloisonnés. D’une part, on peut lire des articles violents sur le racisme en Europe, qui décrivent la « Jungle » à Calais comme une espèce de camp de concentration et présentent des raccourcis mensongers: « Pas de travail en France si vous êtes arabe ou africain » titrait un journal islamiste fin février. D’autre part, on trouve des analyses dignes du Ku Klux Klan sur la menace posée par les noirs, avec leur incivisme, et les crimes et maladies qu’ils nous apportent, soi-disant.
Cette duplicité est curieuse, mais surtout elle est commode et ravageuse. Début mars à Ouargla, l’une des principales agglomérations du Sahara algérien, des affrontements ont eu lieu entre locaux et subsahariens après l’assassinat d’un algérien par un nigérien. Le fait divers s’est vite transformé en vendetta populaire – avec une chasse aux migrants dans les rues qui a fait plusieurs dizaines de blessés et une attaque sur un camp de réfugiés.
Les autorités ont ordonné une expulsion massive des migrants vers un centre d’accueil dans une ville plus au sud, prélude habituel à une déportation du pays. Des faits similaires se sont reproduits à Béchar, dans l’ouest.
Cette vague de xénophobie, d’une violence sans précédent, a dévasté le Sahara algérien sans soulever d’objection massive : La dénonciation du racisme est généralement réservée pour les crimes de l’Occident. Abus chez les autres, nécessité chez soi.
Mais comment en arrive-t-on à reconduire soi-même ce que l’on dénonce ailleurs, et visiblement sans se sentir coupable? Comment la victime de racisme se construit-elle une conscience raciste à son tour?
En Algérie, les élites laïques et de gauche se sont rendues myopes en cultivant le traumatisme colonial comme seule vision du monde. Les noirs, perçus comme décolonisés ou décolonisateurs, sont soit défendus soit idéalisés. Ils ne sont même plus une différence, juste une représentation de nos propres préoccupations.
Dans leurs discours contre l’Occident, les bien-pensants algériens imaginent protéger les noirs en dénonçant le racisme ambiant. Mais pas question pour autant qu’ils aillent visiter les tristes camps de réfugiés, et encore moins qu’ils vivent avec des noirs, leur donnent leurs filles en mariage ou leur serrent la main en saison chaude. Les Algériens laïcs désignent souvent les subsahariens avec le mot « africains », comme si le Maghreb ne faisait pas partie du même continent.
Les intégristes religieux ne sont pas moins racistes. A l’occasion d’un match de football entre l’Algérie et le Mali en novembre 2014, le journal islamiste Echourouk publiait une photo de supporters noirs sous le titre, « Ni Bonjour, ni Bienvenue. Le Sida derrière vous, l’Ebola devant vous ». Mais les préjugés des religieux les mènent à une autre équation, simple et monstrueuse: l’Autre est musulman ou il n’est pas.
Les conservateurs religieux, comme les élites laïques, voient les noirs comme victimes de l’injustice des blancs colonisateurs, mais à leurs yeux la réparation n’est possible qu’avec l’aide d’Allah. Leur propagande rappelle souvent cet exemple de la mythologie des premières années de l’islam : Bilal, l’esclave abyssinien noir rendu libre par sa conversion religieuse.
Seulement pour chaque Bilal il y a des millions d’autres noirs, y compris des convertis, qui sont restés enfermés dans la servitude pendant des générations. L’esclavagisme arabe est d’ailleurs encore aujourd’hui un sujet tabou ou escamoté par les jugements portés contre l’esclavagisme de l’occident.
Reste que lorsqu’on est noir adhérer à l’Islam n’est pas gage de sécurité. Il suffit du crime d’un seul pour que des centaines d’autres connaissent l’expulsion. Les expéditions punitives à Béchar ont éclaté un vendredi, jour de la grande prière hebdomadaire, après des prêches appelant à la purification en réponse aux moeurs des migrants, perçues comme légères. Pour les conservateurs religieux, la culture détourne les subsahariens de l’orthodoxie stricte – et donc même les noirs musulmans ne sont pas vraiment musulmans.
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Kamel Daoud, chroniqueur au Quotidien d’Oran, est l’auteur de “Meursault, contre-enquête.”
ORAN, Algeria — For a few years now, families of migrants from sub-Saharan Africa have been gathering at major street crossings in the large cities of northern Algeria. They come to beg for alms, wearing grotesque outfits: oversize veils for the women, even little girls; cotton djellabas for the men; prayer beads ostentatiously displayed. They say “Allah” too readily and misquote verses from the Koran.
Many black migrants, including those who are not Muslim, are deploying symbols of Islam to appeal to Algerians’ sense of charity. Why? Because poverty helps decode culture better than reflection does, and migrants, lacking shelter and food, are quick to realize that in Algeria there often is no empathy between human beings, only empathy between people of the same religion.
Another example: In October a Cameroonian woman was gang-raped in Oran by a group of men that threatened her with a dog. When she tried to file a complaint with the authorities, she was rejected on two main grounds: She had no papers, and she wasn’t a Muslim.
The Marie-Simone case became a cause célèbre, and the victim, with the support of some Algerians, eventually obtained justice. But it remains an exception.
The situation wasn’t always like this. For decades Algerians mostly treated blacks with discreet aloofness; only recently has that turned into violent rejection. There are no reliable official statistics, but many migrants here come from Mali, Niger and Libya, and their numbers have increased over the past few years, partly due to instability in neighboring countries, especially Libya, once a main hub of immigration from Africa to Europe.
In Europe, migrants can try to play on the humanitarianism and guilty consciences of their hosts, but in Algeria these days, the Other is visible only through the prism of faith. In the West, racism sees skin color; in Arab countries, it sees religion.
Yet these two forms of racism are related: Westerners deny (or accuse) Arabs, and Arabs in turn deny (or accuse) black Africans. Is there a causal link? Is this a domino effect of negation? Perhaps. In any event, the parallel, the mimesis, is troubling.
But such complexities matter little in this country, and are easily ignored. Although many Algerian Muslims are neither sectarian nor racist, they don’t have much influence among the elites or over public debate. Extremist positions crowd out more moderate religious views.
Partly as a result, in Algeria, as in other Arab countries, discourse in the media and among intellectuals is compartmentalized. On the one hand, there are virulent articles about racism in Europe describing the “Jungle,” a migrant detention center in Calais, France, as something of a concentration camp, or presenting fallacious analyses: “No Work in France if You’re Arab or African,” said one headline in an Islamist newspaper in February. On the other hand, there is no shortage of Ku Klux Klan-worthy arguments about the threat posed by blacks, their perceived lack of civic-mindedness and the crimes and diseases they purportedly bring with them.
This duplicity is odd, but above all it’s convenient, and devastating. After a Nigerien migrant killed an Algerian in Ouargla, one of the main cities of the country’s Sahara region, in early March, clashes broke out between locals and sub-Saharans. News of the killing quickly escalated into a popular vendetta, complete with a hunt for migrants through the streets (leading to dozens wounded) and an attack on a refugee camp.
The authorities ordered a massive expulsion of migrants to a transit town further south — the standard prelude to deportation from the country. Similar events occurred later in Bechar, in western Algeria.
This wave of xenophobia, though unprecedented in its violence, wreaked havoc in Algeria’s Sahara region without arousing any large-scale objections. Denunciations of racism are reserved for the crimes of the West. What counts as abuse there seems like a necessity here.
But how does one come to practice what one denounces in others, and apparently without feeling guilty? How do victims of racism develop a racist consciousness of their own?
The secular and leftist elites of Algeria have become myopic from looking at the world solely through their colonial trauma. Perceiving sub-Saharan Africans either as former subjects decolonized or as the agents of decolonization, they can only defend them or idealize them. Blacks are no longer even seen as different; they’re just a representation of one’s own preoccupations.
In their anti-Western discourse, Algeria’s bien-pensants think they protect black people by denouncing the prevailing racism. Yet they would never visit the dreary refugee camps, much less live with blacks, let blacks marry their daughters or shake hands with blacks on a hot day. Secular Algerians often refer to sub-Saharan people as “Africans,” as if the Maghreb were on a different continent.
Religious fundamentalists are no less racist: On the occasion of a soccer match between Algeria and Mali in November 2014, the Islamist daily Echourouk published a photograph of some of the Malian club’s black fans under the caption, “No greetings, no welcome. AIDS behind you, Ebola ahead of you.” But the prejudices of fundamentalists lead them to a different conclusion, simple and monstrous: Either the Other is a Muslim, or he is not at all.
Religious conservatives, like the secular elites, see blacks as victims of injustices perpetrated by white colonizers, but for them redress can only come through Allah. Their propaganda often refers to a precedent from the mythology of Islam’s early days: Bilal, the black Abyssinian slave whose religious conversion led to his emancipation.
Except that for every Bilal there are millions of other blacks, including converts to Islam, who have stayed trapped in servitude for generations. The very subject of slavery in Arab societies is still taboo today, or it is eclipsed by condemnation of Western slavery.
The fact remains that for blacks, embracing Islam is no guarantee of safety. A crime committed by one of them is enough to get hundreds expelled. The punitive expeditions in Bechar erupted on a Friday, the day of Muslims’ main weekly prayer, after sermons calling for purification in response to migrants’ mores, which are seen as loose. For religious conservatives, culture diverts black migrants from strict religious orthodoxy — even sub-Saharans who are Muslim aren’t really Muslim.
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Kamel Daoud, a columnist for Quotidien d’Oran, is the author of the novel “The Meursault Investigation.” This essay was translated by John Cullen from the French.
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